En 1944, la Vienne n’échappe pas au délire de régler des comptes contre les filles «qui fricotent avec le boche» pour sauver l’honneur de la patrie. Le contexte ne laissait pas de place ni au pardon ni surtout à une réflexion pour savoir «qui était vraiment coupable de quoi». Aujourd’hui, des archives confirment des exécutions sommaires en représailles sur «le collabo» et «la putain».
Une justice expéditive de la résistance poitevine
FERNANDE GAILLARD 23 ANS
Dans le contexte de la Libération dans la Vienne, la peur de l’agent collaborationniste hante les esprits patriotes, qui sont peu formés à la guerre souterraine contre la trahison, mise au service de la Gestapo allemande ou de la Section des affaires politiques (SAP) basée à Poitiers, une police française aux méthodes de tortionnaires nazis. En contrepartie, les maquis français pratiquent une « justice au coin du Bois », selon l’historien américain Peter Novick, avec la formation de tribunaux improvisés en pleine forêt.
Des officiers résistants poitevins rendent alors « La Justice sous le chêne, comme au bon vieux temps du roi Louis. » comme le mentionne Max Survylle[1] dans son livre Avec ceux du Maquis en 1944. Survylle décrit l’arrestation d’une jeune femme et d’un homme en juillet 1944, proche d’Asnières-sur-Blourde au sud de la Vienne : « […] le couple en question aperçu depuis quelques jours, paraissait en effet trop suspect pour ne pas avoir attiré l’attention […] L’interrogatoire dura plusieurs jours. Finalement, l’identité de la femme fut reconnue fausse. La prétendue Maddy, n’était qu’une certaine Saillard Marie, prostituée de profession et espionne d’occasion. Le surlendemain elle était passée par les armes. ». Les résistants ayant trouvé dans son sac du papier à cigarettes, Marie Saillard est exécutée car elle n’a pas su rouler manuellement une cigarette devant eux, « ces minces feuilles ont toujours servi aux espions… » a conclu Survylle.
Une exécution trouble durant la Libération
En réalité, les faits rapportés par Survylle montrent quelques similitudes avec l’exécution de l’Inspecteur de police Antoine Cantin et de son adjointe Fernande Gaillard, tous les deux fusillés sans preuve pour collaboration, alors qu’ils étaient des résistants affiliés au Groupe Espérance. Né en Moselle en mai 1919, Antoine Cantin alias Le Saint 91 a été un agent des MUR (Mouvements Unis de Résistance) dès 1941. Recruté dans la police, il est nommé aux Renseignements Généraux à Poitiers en 1943, lui permettant d’avertir des résistants poitevins ciblés. Son activité secrète consiste à infiltrer les structures de la collaboration pour démasquer les agents infiltrés dans le maquis.
Contraints de pratiquer le double-jeu, avec son collègue Henri Guibert, les deux résistants sont assistés par une auxiliaire de police de 23 ans, Fernande Gaillard. Cette dernière accepte de rédiger des faux-rapports au directeur de la police de Poitiers Brunet, qui collabore avec les Allemands. À la mi-juillet 1944, ce dernier envoie les deux policiers avec la jeune femme dans le secteur de L’Isle-Jourdain pour valider une dénonciation faite par une femme de l’Isle-Jourdain qui était la protégée d’un chef de maquis non identifié. Les deux policiers commencent secrètement leur enquête, puis se présentent au chef FFI de la Vienne-Sud, le capitaine Blondel alias Michel. Sans raison, ce dernier les reçoit très mal, leur dictant avec menace de ne plus revenir dans son secteur.
Le lendemain, le patron régional des FFI poitevins, Felix Chêne alias colonel Bernard reçoit les deux policiers avec méfiance, mais le chef des Franc-Tireur-Partisan (FTP) La Chouette lui confirme leur appartenance à la Résistance. Le 16 juillet Cantin repart chercher Fernande Gaillard restée en planque dans le secteur de Blondel, ne sachant pas qu’elle est déjà capturée par des maquis. Cantin a pour mission de prévenir un adjudant de la gendarmerie de l’Isle-Jourdain, Matthias Coustant, alias « Napoléon », qu’il a été dénoncé à la Gestapo de Poitiers.
Le 17 juillet 1944, Cantin est arrêté et rejoint Fernande en captivité au Vigeant. Sans attendre, le chef FFI Blondel les fait passer devant un jury du maquis pour les condamner à mort. Le couple est exécuté sommairement le soir même. Ancien commissaire de la Police Judiciaire, l’historien Luc Rudolph[2] a conclu que : « […] les deux policiers sont possiblement abattus au bord d’un chemin, vers 23h. Blondel n’a jamais cherché à contacter son supérieur, dont il ne se sent pas dépendant, n’a respecté aucune procédure des cours martiales dont il est pourtant officier de chancellerie pour l’état-major de Bernard, et ne rend aucun compte. ». Parallèlement, le même jour, une opération de la Gestapo capture deux gendarmes résistants, le lieutenant Louis Priquet à Montmorillon et l’adjudant Matthias Coustant à l’Isle Jourdain, qui sont déportés à Buchenvald.
Le 26 juillet 1944, au moment où il s’apprête à repartir dans le sud Vienne, l’inspecteur Guibert alias Kiki est lui aussi arrêté par les Allemands sur dénonciation. Il est incarcéré à la prison de la Pierre-Levée de Poitiers, puis lui aussi déporté à Buchenwald, où il retrouva les gendarmes Priquet et Coustant. Les trois résistants vont échanger sur leur dénonciateur respectif, avant que les gendarmes soient fusillés par les SS en avril 1945. Évadé puis rapatrié avec une invalidité totale le 13 mai 1945, Guibert est promu commissaire de police à titre exceptionnel. En 1947, il découvre le sort funeste d’Antoine Cantin et de Fernande Gaillard et décide d’ouvrir une enquête pour « talonner » Blondel, devenu lieutenant-colonel dans l’armée régulière, car il a donné deux versions différentes, une où Cantin et Gaillard ont été abattu en tentant de s’enfuir. Confronté à d’autres témoignages, Blondel donne une seconde version, où Cantin aurait été jugé devant une cour martiale militaire, sans savoir que Félix Chêne alias Bernard connaissait sa mission. Pourtant, Guibert obtient de Chêne l’indication contraire démontrant que Blondel n’ignorait pas le rôle de Cantin ni celui de son adjointe, pour démasquer les traitres.
Une réhabilitation grâce à une enquête policière depuis 1947
En 1949, le Ministre de l’Intérieur évoqua « la tragique incurie du colonel Blondel » en stigmatisant une « regrettable légèreté » lors de la conclusion d’enquête, et Antoine Cantin est réhabilité par le Général De Gaulle et finalement reconnu « Mort pour la France », homologué sous-lieutenant, recevant à titre posthume la Croix de guerre. Si Cantin est réhabilité, Fernande Gaillard demeure la grande oubliée de l’affaire, car son identification complète et sa sépulture sont encore inconnues, aucun document signalant son exécution du 17 juillet 1944.
Pourtant Guibert poursuit ses recherches pour retrouver la jeune femme, toujours portée disparue. De 1949 à 1962, le commissaire de police agit également en tant que Président de l’Association des Déportés, Internés et familles de disparus pour connaitre les faits troublants sur l’exécution de sa jeune collègue dans la campagne poitevine en juillet 1944, par décision de Blondel. Son enquête le mène jusqu’au corps d’une femme inconnue retrouvée et inhumée dans le cimetière de Millac le 23 juillet 1944. Guibert relance une nouvelle démarche officielle pour la réhabilitation de la jeune auxiliaire de police de Poitiers. Selon les derniers renseignements recueillis, la jeune femme a été arrêtée par des maquis en juillet 1944 « sur la commune du Vigeant, où elle aurait été fusillée et inhumée le 23 juillet 1944. »
Au printemps 1962, le secrétaire Général et chef du service départemental des Anciens Combattants et Victimes de Guerre (ACVG) « est saisie d’une demande par Guibert pour la mention « Mort pour le France » à titre civil en faveur de Mlle GAILLARD, Fernande, Simone, Marie, Louise, née le 7 août 1919 à NICE (Alpes-Maritimes) décédée le 23 juillet 1944 à Millac (Vienne). L’intéressée aurait été surveillante auxiliaire des Services de police à Poitiers et domiciliée 12 Bld du Pont Joubert. ». Le préfet de la Vienne Raymond Deugnier reçoit le dossier confidentiel avec une demande d’enquête discrète du ministre auprès du service des Renseignements Généraux de Poitiers, « afin de connaitre les causes et circonstances du décès ». Une autre requête est produite à la demande du préfet pour interroger l’ancien officier FFI Blondel alias Michel, retraité militaire dans les Landes.
Sous mandat, deux gendarmes de Cap Breton auditionnent le 30 mai 1962 l’ancien FFI devenu colonel en retraite : « En juillet 1944, j’étais commandant du Secteur-VIENNE SUD, au titre de la Résistance sous le pseudonyme de Michel. Il est exact qu’une jeune femme dont je n’ai plus souvenance du nom, a été arrêtée à Bourpeuil, près de L’Isle Jourdain (Vienne), vers la fin juillet. Convaincue d’espionnage au bénéfice de la Milice et des Allemands à POITIERS, elle a été fusillée. J’estime qu’elle n’a pas le droit à la mention « Mort pour la France ». Persiste et signe BLONDEL. [3]».
Ce refus de Blondel fait que le dossier est clos en 1962, car l’État refusant d’accorder la mention honorable pour Fernande Gaillard, dont aucune preuve montre son décès en service commandée pour la résistance au sein de la Police Nationale. Il faut attendre 2015, quand Luc Rudolph reprend les investigations du policier Guibert de 1947 à 1962. Après un travail minutieux d’enquêteur, Luc Rudolph produit un sérieux rapport de réhabilitation qui aboutit le 28 novembre 2017 à la révision du dossier par L’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONAC-VG). C’est à titre posthume, que Fernande Gaillard se voit attribuer la mention « Mort pour la France » qui lui avait été refusée depuis 1944.
En août 2018, une cérémonie marquait officiellement la réintégration de Fernande Gaillard au sein des victimes de guerre comme résistante fusillée le 17 juillet 1944 par erreur. À 23 ans, Fernande était la jeune maman d’un petit garçon de deux ans lors de son exécution. Inhumée le 23 juillet en 1944 au cimetière de Millac, sa sépulture sans nom n’a jamais été retrouvée. Lors de la cérémonie, son nom a été gravé sur la plaque commémorative du monument aux morts de Millac. La Nouvelle République rapporte que sa petite-fille Marion a reçu la médaille d’or de la police nationale, attribuée à sa grand-mère à titre posthume plus de 70 ans après les faits, pour que Justice soit enfin rendue…
Médiagraphie et sources
Archives départementales de la Vienne
Série 1W38 et 1W39 Correspondance du préfet régional.
www.montamise.fr/medias/2020/12/La-tragique-histoire-de-Fernande-Gaillard.modifie.pdf
Le Républicain Lorrain – L’affaire Cantin en 1947 publié le 29 septembre 2017.
Busseau, Laurent, Auxiliaires féminines et prisonniers de guerre allemands fusillés: Poitou 1944-1945, Les Indes Savantes, Paris, 2023.
Rudolph, Luc, Policiers contre policiers, Edition SPE, 2015.
Survyille, Max, Avec ceux du Maquis 1944, Poitiers, 1944.
[1] De son vrai nom Roger Des Allées, cet ancien administrateur colonial a écrit « Hitler est fou » en 1940.
[2] Luc Rudolph a recoupé les archives du Service Historique de la Défense avec des celles de la Police Judiciaire sur le dossier Cantin-Gaillard.
[3] AD 86 Vienne. 1 W 38. Rapport de Gendarmerie du 30 mai 1962 à destination du préfet de la Vienne.